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Premier amour
Lequel ? (bergounienne no 25)

J'ai toujours aimé, quand l'occasion était là, demander aux gens de raconter leur premier amour. D'abord parce que j'ai toujours aimé les histoires (quelles qu'elles soient) mais en particulier les histoires d'amour, ensuite parce que c'est plus intéressant que parler de la météo ou du retour de Sarkosy. En plus ces histoires-là se terminent toujours mal, même si longtemps après on peut en avoir ou s'en faire un bon souvenir, allant même jusqu'à les regretter ou les prendre comme prétexte pour se laisser aller à la nostalgie de je sais quel âge d'or de notre jeunesse, pour se prendre en pitié ou compatir avec ce qu'on est devenu plus tard.

Il n'y a de premier amour que lorsqu'il y en a eu d'autres après, et il est toujours particulier voire tragique. Il laisse des traces et marque chacun de nous, parce que c'est une des premières expériences, surtout si on l'a vécu jeune, qui nous apprend sévèrement que les gens ne sont pas comme on aimerait qu'ils soient, qu'ils ne sont pas comme on leur a dit qu'ils étaient ou devaient être, et qu'on fait bien sûr partie du lot.
Raconte moi comment tu es tombé amoureux et de qui, je te dirai qui tu es.
Plus tard, quand on en parle ou qu'on le raconte (d'ailleurs en le distinguant des premières amourettes, parce que cette fois-là on en a vraiment souffert, ou en précisant : mon premier grand amour...) je pense qu'on l'invente au présent et que cela fait partie de la connaissance de soi.


A chacun son premier amour, platonique ou non. D'autres diront que chaque histoire d'amour est vécue comme unique et première...
Il n'est donc pas étonnant que la littérature se soit emparée du premier amour, et la liste est longue des livres ou films qui se sont inspirés de cette expérience traumatisante qu'est le premier amour (il suffit pour s'en rendre compte d'aller voir sur Internet). Je dis traumatisante car elle peut frapper l'individu comme une blessure physique, émotionnelle ou psychique et qu'elle peut parfois, sans doute, avoir grande influence sur les histoires suivantes ou notre comportement amoureux, comme toute vraie expérience. C'est donc pour un écrivain, romancier ou non, un sujet potentiel.

Je me souviens très bien avoir lu il y a presque 50 ans, vers la fin mon séjour de 4 ans à l'Ecole Normale de Chartres (1967) ou juste après lors de ma première année d'université à Rouen-Mont-Saint-Aignan, Premier amour, le livre de Tourgueniev, paru dans le livre de Poche, avec sa couverture et sa quatrième de couverture typiques de l'époque où elles ressemblaient à des affiches de cinéma...

 
Tourgueniev l'a Ă©crit quand il avait 42 ans.
La préface d'André Maurois est intéressante et donne envie de se plonger dans l'histoire.
l'idée de départ est bonne.
Je viens de le relire (vous comprendrez pourquoi bientôt) et je ne suis pas déçu. De plus, il n'est pas très long à lire. Avis aux amateurs !
(ici en fichier pdf pour ceux qui veulent le mettre sur leur bureau ou l'imprimer)
 

" Les invités avaient pris congé depuis longtemps. L’horloge venait de sonner la demie de minuit. Seuls, notre amphitryon, Serge Nicolaiévitch et Vladimir Pétrovitch restaient encore au salon.
Notre ami sonna et fit apporter les reliefs du repas.
« Nous sommes bien d’accord, messieurs, fit-il en s’enfonçant dans son fauteuil et en allumant un cigare, chacun de nous a promis de raconter l’histoire de son premier amour. À vous le dé, Serge Nicolaiévitch. »
[...]
À moins que Vladimir Pétrovitch ne nous raconte quelque chose d’amusant...
– Le fait est que mon premier amour n’a pas été un amour banal », répondit Vladimir Pétrovitch, après une courte hésitation.
« Ah ! Ah ! Tant mieux !... Allez-y ! On vous écoute !
Eh bien, voilà... Ou plutôt non, je ne vous raconterai rien, car je suis un piètre conteur et mes récits sont généralement secs et courts ou longs et faux... Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais consigner tous mes souvenirs dans un cahier et vous les lire ensuite.
Les autres ne voulurent rien savoir, pour commencer, mais Vladimir PĂ©trovitch finit par les convaincre.
Quinze jours plus tard, ils se réunissaient de nouveau et promesse était tenue.
Voici ce qu’il avait noté dans son cahier :
chapitre 1
J’avais alors seize ans. Cela se passait au cours de l’été 1833.
J’étais chez mes parents, à Moscou...
"

Si vous voulez savoir la suite et connaître la réponse à quelques-unes des questions d'André Maurois : " ...D’où vient le charme irrésistible de ce court roman ?
... Comment Tourgueniev peut-il, par des livres aussi courts, donner une telle impression de durée et de plénitude ?
... Et pourquoi Tourgueniev sait-il si bien associer l’amour et la nature ?
"
vous savez ce qu'il vous reste Ă  faire.


Si je viens de relire hier et avant-hier ce livre de Tourgueniev c'est que je venais de lire (et découvrir) un autre livre au même titre laissé par Christine Q. sur mon bureau, lors de son passage à Thiron la semaine dernière. Est-ce un pur cadeau ou bien un message particulier laissé à mon attention ? Je n'en sais rien mais je la remercie de m'avoir fait connaître ce court texte (46 pages) que Samuel Beckett a écrit en 1945 à 39 ans, mais n'a publié qu'en 1970 à 63 ans.

En effet Beckett ne l'a repris que quand Jérôme Lindon en a retrouvé le manuscrit (en 1969).
C'est donc du pur Beckett, mais avec " des zones d'ombre qu'il n'aimait pas trop aborder " comme déclare Sami Frey lors d'une répétition.
Drôle et cynique, raconté à la première personne (ce qui explique ses fréquentes lectures (comme celle enregistrée sur CD par Michael Lonsdale) ou reprises au théàtre), ce texte peut surprendre, faire grincer les dents. Si l'on peut y rire on peut aussi y aborder le problème de la liberté en amour, la médiocrité des relations humaines... On passe de Lulu prostituée, à la femme, la mère. Le narrateur a beau lui changer son nom en décidant de l'appeler Anne, cela ne change pas grand chose à ce qui porte " cet affreux nom d'amour ".
Je peux comprendre que certains ne sont ou ne seront pas d'accord et que cela puisse mĂŞme leur faire froid dans le dos.

" Je lui demandai s'il était dans ses projets de venir me déranger tous les soirs. Je vous dérange ? dit-elle. Elle me regardait sans doute. Elle ne devait pas voir grand-chose. Deux paupières peut-être, et un peu de nez et de front, obscurément, à cause de l'obscurité. Je croyais que nous étions bien, dit-elle. Vous me dérangez, dis-je, je ne peux pas m'allonger quand vous êtes là. Je parlais dans le col de mon manteau et elle m'entendait quand même. Vous tenez tant que ça à vous allonger ? dit-elle. Le tort qu'on a, c'est d'adresser la parole aux gens. Vous n'avez qu'à poser vos pieds sur mes genoux, dit-elle. Je ne me fis pas prier. "

" Je ne me sentais pas bien à côté d'elle, sauf que je me sentais libre de penser à autre chose qu'à elle, et c'était déjà énorme, aux vieilles choses éprouvées, l'une après l'autre, et ainsi de proche en proche à rien, comme par des marches descendant vers une eau profonde. Et je savais qu'en la quittant je perdrais cette liberté. "

" Elle se mit à se déshabiller. Quand elles ne savent plus que faire, elles se déshabillent, et c'est sans doute ce qu'elles ont de mieux à faire. Elle enleva tout, avec une lenteur à agacer un éléphant, sauf les bas, destinés sans doute à porter au comble mon excitation. C'est alors que je vis qu'elle louchait. Ce n'était heureusement pas la première fois que je voyais une femme nue, je pus donc rester, je savais qu'elle n'exploserait pas [...]. Vous ne vous déshabillez pas ? dit-elle. Oh, vous savez, dis-je, moi je ne me déshabille pas souvent.
"

Et puis spécialement pour mon ami Christian D., avec lequel je ne sais combien j'y ai parcouru de kilomètres :
" Personnellement je n'ai rien contre les cimetières, je m'y promène assez volontiers, plus volontiers qu'ailleurs. "


"comme par des marches descendant vers une eau profonde." !